Chapitre 43

 

Beata plissa les yeux pour ne pas être éblouie par le soleil, puis elle posa son sac sur le sol et écarta les mèches de cheveux que le vent faisait voler sur son front. Ne sachant pas lire, elle ignorait le sens de l’inscription gravée sur la grande porte. Mais les mots étaient précédés d’un nombre, et grâce à Inger, elle savait reconnaître les chiffres.

« 23 »… Elle était arrivée à destination.

La jeune Hakenne étudia le mot gravé sur la porte, afin de le mémoriser. Ainsi, si elle le voyait ailleurs, elle pourrait le reconnaître. Mais savoir ce qu’il signifiait était au-delà de ses possibilités. Pour elle, les lettres avaient aussi peu de sens que les arabesques qu’un poulet dessinait dans la poussière. Pourtant, certaines personnes parvenaient à identifier ces marques mystérieuses et à savoir quel mot elles composaient. Un talent qui l’émerveillait depuis toujours.

Beata ramassa le sac qui contenait ses possessions. Le porter sur un si long chemin n’avait pas été facile, parce qu’il ne cessait pas de rebondir contre sa hanche, mais il n’était pas atrocement lourd, et elle l’avait changé de côté dès qu’un de ses bras fatiguait.

En fait, ses « trésors » se limitaient à peu de choses : une paire de chaussures faites sur mesure qu’elle avait héritées de sa mère (et qu’elle portait pour les grandes occasions, afin de ne pas les user), un peigne en corne, un peu de savon, quelques souvenirs que lui avaient offerts des amis, un peu d’eau, un rouleau de dentelle et un nécessaire de couture.

Inger lui avait donné des vivres pour dix personnes. Des saucisses de toutes sortes, certaines plus grosses que son bras, certaines très longues et très fines, d’autres encore enroulées comme des serpents. Et plusieurs morceaux de délicieuse viande fumée… En fait, ce viatique était ce qui alourdissait le plus son paquetage. Et même si elle en avait distribué en route à des vagabonds affamés – sans parler du fermier et de sa femme qui lui avaient fait faire un bout de chemin dans leur chariot – il lui restait assez de saucisses pour une bonne année !

Inger lui avait également remis une lettre d’introduction, qu’il lui avait lue avant son départ.

À chaque pause, le long du chemin, Beata avait déplié la feuille sur ses genoux et fait mine de la déchiffrer. Ayant mémorisé le texte, elle pensait pouvoir au moins reconnaître certains mots. Mais ces pattes de mouche ne lui disaient décidément rien !

Elle se souvint du mot que Fitch avait dessiné au fond du chariot. « Vérité »…

Évoquer le jeune Haken la déprimant, elle secoua la tête pour le chasser de ses pensées.

Inger avait essayé de la retenir. Qu’allait-il faire sans elle ? avait-il gémi. Beata lui avait répondu que les candidats à l’embauche ne manqueraient pas. Et avec un peu de chance, il trouverait même un gaillard qui serait deux fois plus costaud qu’elle.

Le boucher avait insisté, affirmant que la force n’était pas tout, et qu’il avait besoin de ses « compétences ». De plus, il l’aimait presque comme une fille. Quand ses parents étaient venus travailler pour lui, lui avait-il rappelé, elle n’était pas plus haute que trois pommes…

Les yeux rouges, il l’avait suppliée de rester. Au bord des larmes elle-même, Beata n’avait pas cédé. Elle l’aimait comme s’il était son oncle préféré, et c’était justement pour ça qu’elle devait partir ! Sinon, elle lui attirerait à coup sûr de gros ennuis…

Inger avait affirmé qu’il saurait faire face. Mais il risquait d’être blessé, voire tué, et cela la terrifiait.

Et là, le boucher n’avait trouvé aucun argument à lui opposer…

S’il l’avait fait travailler dur, l’Anderien s’était toujours montré équitable. Chez lui, elle n’avait jamais eu faim, et il ne s’était pas une seule fois permis de lever la main sur elle. Bien qu’il n’hésitât pas à corriger les garçons, quand ils se montraient insolents, il ne frappait pas les filles. Cela dit, elles ne lui manquaient jamais de respect non plus…

Une fois ou deux, Inger s’était mis en colère contre elle, mais ça n’avait jamais dépassé le stade des cris. Pour la punir, quand il la jugeait en faute, elle était condamnée à vider et à désosser des volailles pendant toute la nuit. Par bonheur, elle n’avait pas écopé souvent de cette corvée. Peut-être parce qu’elle essayait toujours de faire de son mieux et de ne pas poser de problèmes dans le cadre du travail.

Obéir sans jamais se révolter était pour elle une sorte d’obligation morale. Quand on était souillé de naissance, parce qu’on avait la malchance d’être haken, il fallait à chaque instant s’efforcer d’agir honnêtement, pour ne pas être victime de sa nature impie.

De temps en temps, Inger lui faisait un clin d’œil et la félicitait d’avoir particulièrement bien travaillé. Pour ces moments-là, Beata aurait été prête à faire n’importe quoi !

Avant son départ, il l’avait longuement serrée dans ses bras. Puis il s’était assis à son bureau pour rédiger la fameuse lettre. Alors qu’il la lisait à haute voix, Beata avait cru voir des larmes briller dans les yeux de son patron. Là encore, elle avait dû lutter pour ne pas éclater en sanglots.

Son père et sa mère lui avaient appris à ne jamais pleurer en public. Sinon, elle risquait de passer pour une personne faible ou peu intelligente. Depuis, elle prenait garde à lâcher la bonde à son chagrin la nuit, quand nul ne pouvait l’entendre.

Inger était un brave homme et il lui manquerait beaucoup, même s’il la forçait souvent à se tuer au travail. De toute façon, le labeur ne lui avait jamais fait peur.

Beata s’écarta soudain pour laisser passer un chariot qui se dirigeait vers la grande porte. La citadelle semblait énorme. En même temps, elle paraissait triste et perdue, perchée au milieu de nulle part sur une colline battue par les vents. À moins d’escalader les murs immenses, la porte géante était le seul moyen d’entrer ou de sortir de l’ouvrage fortifié.

Dès que le chariot fut passé, Beata le suivit et pénétra dans la cour intérieure du bâtiment. Elle grouillait de monde, comme si la citadelle avait abrité une petite ville derrière ses murs. D’ailleurs, il y avait des multitudes de bâtiments reliés par d’étroites ruelles…

Le garde posté à l’entrée cessa de parler au cocher du chariot et lui fit signe d’avancer. Puis il se tourna vers Beata, l’examina de la tête aux pieds, très rapidement, et la salua avec une impassibilité impressionnante.

— Bonjour, jeune dame.

Un ton courtois mais strictement professionnel. Avec les autres chariots qui attendaient dehors, l’homme n’avait pas de temps à perdre, et il tenait à le faire savoir aux visiteurs.

— Bonjour, répondit poliment Beata.

Les cheveux noirs de l’Anderien étaient humides de sueur. Dans son uniforme, le pauvre devait mourir de chaud.

— Par là, dit-il en tendant un bras. Deuxième bâtiment sur la droite. Et bonne chance !

Beata remercia le soldat de la tête et se faufila entre deux cavaliers, histoire d’arriver plus vite. Dans sa hâte, elle faillit marcher dans du crottin frais… Une expérience peu recommandable, quand on était pieds nus.

Des hommes et des femmes couraient dans toutes les directions, parvenant par miracle à ne pas se faire écraser par les chariots ou piétiner par les chevaux. Une odeur de sueur, de fumier, de cuir, de poussière et de bouse de vache montait aux narines de la jeune Hakenne, couvrant celle du blé nouveau qui poussait tout autour de la citadelle.

Beata n’était jamais sortie de Fairfield. Ce nouveau décor l’intimidait, mais il avait aussi quelque chose d’excitant.

Elle trouva sans trop de mal le bâtiment que lui avait indiqué le garde. Dans le hall d’accueil, elle approcha du bureau où une Anderienne, assise sur une simple chaise, écrivait soigneusement sur une feuille de parchemin jauni. Sur sa droite, Beata remarqua une pile de documents similaires, certains très anciens et d’autres plus récents.

Quand l’Anderienne releva les yeux, Beata fit une gracieuse révérence.

— Bonjour, mon enfant… (La femme étudia Beata de pied en cap, comme l’avait fait le garde.) Tu viens de loin ?

— De Fairfield, ma dame.

L’Anderienne posa sa plume.

— Fairfield ! C’est rudement loin ! Pas étonnant que tu sois couverte de poussière !

— J’ai marché six jours de suite, ma dame.

L’Anderienne fronça les sourcils. Elle semblait du genre à le faire à la moindre occasion.

— Pourquoi es-tu venue ici, si tu es de Fairfield ? Il y a des postes bien plus proches de cette ville.

Beata le savait, mais elle avait tenu à fuir le plus loin possible de sa cité natale, où ne l’attendaient plus que des ennuis. Et Inger lui avait conseillé de choisir le Poste 23.

— Je travaillais pour un boucher nommé Inger, ma dame. Quand je lui ai parlé de mes intentions, il m’a dit qu’il avait servi ici, et que j’y trouverais des personnes de valeur. Bref, je suis là parce qu’il m’a recommandé ce poste…

L’Anderienne eut un sourire en coin.

— Je ne me souviens pas d’un boucher appelé Inger, mais il a vraiment dû servir ici, parce que son jugement sur le personnel est exact.

Beata posa son sac et tira la lettre de sa ceinture.

— Comme je vous l’ai déjà dit, ma dame, il m’a recommandé cette garnison.

Trop timide pour approcher plus du bureau, Beata se pencha en avant et posa la lettre devant l’Anderienne.

La femme déplia et la lut – les sourcils froncés, bien entendu !

Beata tenta de se souvenir du texte. Hélas, il s’effaçait déjà de sa mémoire. Bientôt, elle se rappellerait seulement le sens général de la lettre de recommandation d’Inger.

— Eh bien, jeune dame, dit la femme en posant la feuille, maître Inger semble penser beaucoup de bien de toi ! Pourquoi as-tu quitté un emploi où tu étais si performante ?

Beata n’avait pas prévu qu’on lui poserait cette question. Après une courte réflexion, elle décida de répondre honnêtement – mais sans trop entrer dans le détail.

— J’ai toujours rêvé de m’engager, ma dame. Parfois, on doit essayer de réaliser ses rêves. Sinon, à la fin de ses jours, on est amer et déçu.

— Et pourquoi cette envie de t’engager ?

— Pour faire le bien, ma dame. Et parce que le mini… le ministre a fait en sorte que les femmes soient respectées dans l’armée. À égalité avec les hommes, je crois…

— Bertrand Chanboor est un grand homme.

Beata ravala sa fierté. Souvent, c’était plus un obstacle qu’un moyen d’aller de l’avant.

— C’est vrai, ma dame, et tout le monde le respecte. Il a permis aux Hakennes de servir avec des Anderiens des deux sexes. Et la loi précise que tout le monde doit respecter les femmes de ma race qui décident de protéger Anderith. Nous lui devons beaucoup, et pour nous, Bertrand Chanboor est un héros !

— En plus, tu avais un sale type sur le dos…, dit l’Anderienne, toujours aussi impassible. Je me trompe ? Un salopard qui te harcelait, pas vrai ? Un jour tu en as eu assez, et tu as trouvé le courage de partir.

— C’est vrai, ma dame. Mais je n’ai pas menti en parlant de mon rêve. Cet homme m’a poussée à le réaliser plus tôt que prévu, voilà tout. Et j’y suis toujours prête, si vous voulez de moi.

— Bien parlé ! Comment t’appelles-tu ?

— Beata.

— Parfait, Beata. Ici, nous essayons de suivre l’exemple du ministre Chanboor, doc de toujours nous comporter dignement.

— C’est pour ça que je suis là, ma dame.

— Je suis le lieutenant Yarrow. « Lieutenant », pour toi…

— Bien ma… lieutenant ! Alors, vous m’engagez ?

Yarrow désigna un gros sac en toile.

— Ramasse-le !

Sans poser de question, Beata obéit. Assez lourd, le sac semblait à moitié rempli de bois de chauffage. La jeune Hakenne glissa une main dessous, le souleva et, d’un seul bras, le tint plaqué contre sa hanche.

— Maintenant, hisse-le sur ton épaule !

Beata procéda comme avec un quartier de viande. Levant un bras, elle le tendit avant, le plia à demi, banda ses muscles et fit reposer dessus la partie pleine du sac afin que la charge ne repose pas sur sa clavicule.

Puis elle attendit la suite.

— Très bien, dit Yarrow. Remets-le où il était.

Beata obéit.

— Félicitations, tu fais désormais partie de l’armée. Tu peux te réjouir, parce que ton rêve vient de se réaliser. Les Hakens n’échappent jamais complètement à leur héritage impie, mais avec nous, tu pourras agir dignement et être appréciée à ta valeur.

Beata éprouva un sentiment de fierté comme elle n’en avait jamais connu. C’était peut-être une réaction suspecte, pour une Hakenne, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher.

— Merci, lieutenant.

— Quand tu sortiras d’ici, dit Yarrow, descend l’allée jusqu’aux remparts, où tu verras une décharge d’ordures. Jette ton sac dessus !

Beata en resta sans voix. Les chaussures de sa mère avaient coûté une petite fortune, et ses parents s’étaient privés pendant des années pour les acheter. Et les souvenirs offerts par ses amis avaient tant de valeur à ses yeux !

Pourtant elle parvint à retenir ses larmes.

— Je dois aussi jeter la nourriture que m’a donnée Inger, lieutenant ?

— Oui.

Puisqu’une Anderienne le lui demandait, conclut Beata, il devait y avoir une raison, et elle ne discuterait pas.

— Lieutenant, puis-je disposer afin d’accomplir la mission dont vous m’avez chargée ?

Yarrow dévisagea un moment la jeune recrue.

— C’est pour ton bien, Beata, dit-elle d’un ton un peu plus doux Ces objets appartiennent à ton ancienne vie et rien ne doit te la rappeler. Plus vite tu l’oublieras – la nourriture comprise – et mieux ce sera.

— Je comprends, lieutenant, dit bravement la jeune Hakenne. Mais puis-je au moins garder la lettre de mon ancien patron ?

Yarrow étudia la feuille, la replia et la tendit à Beata.

— C’est une lettre de recommandation, pas un souvenir de ton existence passée. Oui, tu peux la conserver. Au fond, tu l’as méritée pour avoir bien servi cet homme pendant des années.

Beata porta une main à son cou et posa un index sur l’épingle toute simple qui fermait son col. Celle que Fitch lui avait rendue une semaine plus tôt. Peu de temps avant de mourir d’une mauvaise fièvre, son père la lui avait offerte. Elle l’avait perdue quand le ministre et la brute nommée Stein l’avait retirée de son col et jetée dans le couloir, histoire de pouvoir ouvrir sa robe et découvrir si ses appas étaient aussi prometteurs qu’ils le pensaient.

— Lieutenant, je peux garder cette épingle ?

Pendant que son père la fabriquait de ses mains, il lui avait expliqué qu’un objet, même aussi simple, pouvait avoir un sens profond. La tête en spirale, par exemple, symbolisait le monde, où tout était connecté, même si on ne s’en apercevait pas, de son point de vue limité d’être humain. Mais si on avait pu suivre tous les chemins de l’univers, on se serait aperçu, au bout du compte, qu’ils menaient tous au même point.

Il avait ajouté qu’elle ne devait jamais renoncer à ses rêves. Si elle se comportait bien, ils reviendraient un jour vers elle, même s’il lui fallait attendre pour cela d’être dans l’autre monde, où les esprits du bien accéderaient enfin à ses désirs. Une histoire idiote, pour faire plaisir à une enfant ! Beata le savait, mais elle l’aimait quand même…

Sourcils froncés, Yarrow étudia l’épingle.

— Oui. À partir de maintenant, le peuple d’Anderith te fournira tout ce dont tu as besoin.

— J’ai compris, lieutenant. Pour en être digne, je le servirai de mon mieux en toutes circonstances.

L’Anderienne sourit.

— Beata, tu es plus intelligente que la plupart de nos recrues, filles et garçons confondus. Tu comprends vite, et tu ne discutes pas les ordres. Deux qualités précieuses. (Yarrow se leva.) Bien entraînée, tu feras une excellente meneuse d’hommes. Je te verrais bien sergent. La formation est plus dure que celle d’un simple soldat, mais si tu travailles bien, dans une semaine ou deux, tu seras à la tête d’une petite section.

— Moi ? En si peu de temps ?

— Servir dans l’armée n’est pas si difficile que ça… Je suis sûre qu’apprendre à devenir un bon boucher est bien plus ardu.

— Et le combat ? Ce doit être un art compliqué à maîtriser ?

— Bien sûr, mais si ça reste important, parce que c’est la base du métier de soldat, ce n’est pas l’essentiel, loin de là, dans l’armée anderienne. Jadis, elle était un refuge pour les extrémistes, et le fanatisme des militaires étouffait la société qu’ils étaient censés protéger. (Yarrow sourit de nouveau.) De nos jours, c’est l’intelligence qui compte, et sur ce point- là, les femmes sont bien plus que les égales des hommes. Avec les Domine Dirtch, les muscles ne servent plus beaucoup ! Ces armes combattent pour nous, et elles sont invincibles !

» Les femmes ont naturellement la compassion requise pour faire de bons officiers. Pense à la façon dont je t’ai expliqué pourquoi tu devais jeter tes objets personnels. Les hommes ne s’embarrassent jamais d’explications, même quand ce serait indispensable pour stimuler leurs troupes. Un chef doit éduquer ses subordonnés. Les femmes ont transformé l’armée, qui n’est plus un instrument de destruction aveugle et sauvage. Celles qui défendent Anderith ont droit à la considération qu’elles méritent. Grâce à nous, l’armée contribue à la civilisation anderienne, au lieu de la menacer, comme autrefois.

Beata baissa les yeux sur l’épée qui pendait à la hanche de Yarrow.

— J’en porterai aussi une ? demanda-t-elle. Et tout ce qui va avec ?

— Oui, Beata. Les armes sont conçues pour blesser afin de décourager d’éventuels agresseurs, et nous t’apprendrons à le faire. Tu deviendras un membre estimé du 23e régiment. Sache que nous sommes tous fiers de servir sous les ordres de Bertrand Chanboor, un très grand ministre de la Civilisation !

Le 23e régiment… Le nom que lui avait donné Inger, et l’inscription qui figurait sur la grande porte.

Ce régiment avait pour mission de s’occuper des Dominie Dirtch. Selon Inger, c’était la meilleure affectation qu’on pouvait avoir dans l’armée, et la plus respectée. Il avait même parlé de « soldats d’élite ».

Penser au boucher fit une impression étrange à la jeune Hakenne. Comme s’il appartenait à une existence qui n’était déjà plus la sienne…

Juste avant qu’elle parte, Inger l’avait prise par le bras et forcée à se retourner. Certain qu’un homme du domaine l’avait violentée, il voulait en avoir la confirmation.

Beata avait acquiescé. Et quand il avait voulu savoir le nom de ce « salaud », elle n’avait pas eu le cœur de lui mentir.

D’une voix tremblante, le boucher lui avait dit qu’il comprenait, maintenant, pourquoi elle voulait partir. C’était probablement le seul Anderien susceptible de la croire. Et d’être touché par ce qu’on lui avait fait.

Alors qu’elle s’éloignait, il lui avait souhaité d’être heureuse.

 

— Encore une fois ! ordonna le capitaine Tolbert.

Étant la première de la file, Beata leva son épée, avança et frappa le mannequin en paille accroché au bout d’une corde. Cette fois, elle lui transperça la jambe.

— Parfait, Beata ! s’exclama le capitaine.

Il ne manquait jamais de la féliciter quand elle le méritait. Pour une Hakenne, c’était une expérience inédite.

En s’écartant elle faillit ne pas réussir à retirer sa lame du guerrier ennemi factice. Elle réussit de justesse, et assez maladroitement. Parfois, ses camarades n’y parvenaient pas.

Par bonheur, elle maniait des lames depuis des années. Plus petites, sans doute, mais cela lui donnait quand même un avantage sur les autres.

Bien qu’elle fût Hakenne et n’eût donc pas l’autorisation d’utiliser des couteaux, elle avait travaillé sous les ordres d’un boucher Anderien, et donc obtenu une sorte de passe-droit. Chez Inger, seules les femmes de sa race étaient affectées au découpage, en compagnie d’employés anderiens. Les mâles hakens se chargeaient essentiellement du transport et du nettoyage, des activités où ils n’avaient pas besoin de couteaux.

Trois des autres filles du groupe – Carine, Emmeline et Annette – étaient également hakennes, et elles n’avaient jamais rien tenu de plus dangereux qu’un couteau à pain émoussé. Les quatre garçons anderiens – Turner, Norris, Karl et Bryce – venaient de familles modestes où on ne portait pas d’épée. Mais au moins, enfants, ils s’étaient entraînés en se battant en duel avec des bâtons.

Consciente que les Anderiens étaient en tout point supérieurs aux Hakens, Beata s’efforçait de ne pas ridiculiser les quatre garçons. Mais ils étaient plus doués pour rire bêtement que pour se battre. Et ils passaient le plus clair de leur temps à se vanter d’exploits parfaitement imaginaires.

Les deux Anderiennes – Estelle Ruffin et Marie Fauvel – n’avaient aucune expérience de l’escrime. Pourtant, comme leurs camarades, elles aimaient ça et s’en sortaient plutôt mieux que les garçons. À vrai dire, même les trois Hakennes semblaient plus douées qu’eux pour le métier des armes.

Turner et ses copains frappaient plus fort, mais ils étaient beaucoup moins précis. Le capitaine Tolbert le leur avait fait remarquer, histoire qu’ils cessent de se croire supérieurs aux filles. Comme il le disait, la violence d’un coup ne signifiait rien, quand il passait à côté de sa cible.

Karl s’était blessé à la jambe, le premier jour, et on avait dû recoudre la plaie. Depuis il plastronnait : un fier soldat, paré d’une cicatrice récoltée pendant le service !

Emmeline avança et visa aussi la jambe du mannequin. Hélas, elle rata son coup, car le capitaine faisait bouger la corde, et la pointe de son épée se coinça dans le nœud coulant passé autour du torse de la cible. Déséquilibrée, elle s’étala de tout son long.

Les quatre Anderiens s’esclaffèrent. Pas les cinq autres filles. Et elles blêmirent quand un des garçons traita leur camarade de « grosse vache maladroite ». Toujours prêts à se singulariser, les trois autres Anderiens ajoutèrent quelques moqueries de leur cru.

Fou de colère, le capitaine saisit par le col le garçon le plus proche – Bryce.

— Je vous l’ai dit cent fois ! beugla-t-il. Dans votre ancienne vie, vous pouviez vous moquer des autres ! Ici, c’est terminé ! On ne rit pas d’un frère d’armes, même s’il est haken. Chez nous, il n’y a que des égaux ! (Il lâcha Bryce, le poussant en arrière sans ménagement.) Un tel manque de respect mérite une punition ! Je vais demander à chacun d’entre vous d’en proposer une…

Tolbert interrogea d’abord Annette, qui suggéra que les garçons s’excusent. Carine et Emmeline soutinrent cette proposition.

Estelle Ruffin rejeta en arrière ses longs cheveux noirs d’Anderienne et déclara que les quatre coupables devaient être chassés de l’armée. Marie Fauve trouva que c’était une bonne idée, à condition de les laisser revenir dans un an.

Les garçons, eux, jugèrent que l’éclat du capitaine était déjà un juste châtiment.

— Beata, dit Tolbert, tu as l’ambition de devenir sergent. Si tu l’étais, pour quelle punition opterais-tu ?

La jeune Hakenne avait déjà préparé sa réponse.

— Si nous sommes tous égaux, nous devons être traités comme tels. Puisque Tuner et les autres ont cru malin de ricaner, toute la section, au lieu d’aller dîner, devra creuser de nouvelles latrines. (Elle croisa les bras.) Et si nos estomacs crient famine pendant que nous manions la pelle et la pioche, nous saurons qui il faut remercier !

Le capitaine eut un sourire satisfait.

— Beata a trouvé la bonne solution. J’adopte sa motion. Si certains d’entre vous ne sont pas contents, qu’ils retournent dans les jupes de leur mère ! De toute façon, ils n’auront jamais le courage nécessaire pour devenir de bons soldats et être sans cesse solidaires de leurs frères d’armes.

Les deux Anderiennes foudroyèrent du regard leurs compatriotes mâles, qui baissèrent les yeux et contemplèrent les pointes de leurs bottes. Les Hakennes aussi leur en voulaient, mais ils parurent s’en soucier beaucoup moins.

— Reprenons l’exercice ! ordonna Tolbert. Je ne voudrais pas que vous soyez en retard pour aller creuser, quand sonnera la cloche du repas.

Personne ne protesta. Tous avaient déjà compris que se plaindre ne servait à rien…

 

La sueur dégoulinait dans le dos de Beata alors que la section marchait en colonne par deux sur une « route » défoncée juste assez large pour laisser passer un petit chariot d’approvisionnement. Alors que le capitaine ouvrait la marche, Beata avançait dans l’ornière de droite, quatre soldats derrière elle. Sur la gauche, Marie Fauvel guidait les quatre autres.

Beata était fière de marcher à la tête de sa section ! Après deux semaines de classes épuisantes, elle avait été nommée sergent, comme le prévoyait le lieutenant Yarrow. Sur ses épaules, des galons signalaient son grade. Marie Fauvel, une des Anderiennes, avait été promue caporal, et elle seconderait la jeune Hakenne. Les huit autres avaient reçu le « titre » de simples soldats.

Cette « promotion-là » signifiait simplement qu’on n’avait pas été chassé de l’armée avant la fin des classes. Et sur les dix recrues de départ, toutes étaient parvenues à s’accrocher.

Même si Beata commençait à s’y habituer, porter un uniforme sous la chaleur de l’après-midi n’était pas très agréable.

Au-dessus de leur pantalon vert, les militaires anderiens portaient une longue tunique rembourrée serrée à la taille par une fine ceinture. Dessus, le règlement les obligeait à mettre une cotte de mailles.

Pour ne pas souffrir du poids excessif de cet équipement, les femmes étaient munies d’une cotte de mailles sans manches. Mais celle des hommes, plus longue, était intégrale et un capuchon, également de mailles, leur couvrait la tête et les épaules. Lors des marches, ils le rabattaient en arrière. Au combat, ils devaient le relever et poser dessus le casque de cuir qui faisait partie des accessoires communs aux soldats des deux sexes.

Beata se félicitait que les femmes bénéficient d’une tenue réglementaire allégée. Lors des inspections, il lui était arrivé de soulever les cottes de mailles des hommes et elle ne s’imaginait pas marcher toute une journée avec un tel poids sur les épaules. Ce qu’elle devait trimbaler lui suffisait ! Et la lourde épée dont elle était si fière au début lui semblait à présent un pénible fardeau.

Les soldats étaient également affublés d’une cape. Quand il faisait chaud comme aujourd’hui, ils l’attachaient simplement sur leur épaule droite, la laissant pendre sur le côté. À leur ceinturon d’armes étaient accrochés une épée et un couteau. Et en plus de leur incontournable paquetage, chacun devait porter deux lances…

Beata trouvait que sa section avait de l’allure. Cependant, les piquiers restaient les plus beaux soldats du 23e. Splendides dans leurs uniformes spéciaux, ces hommes là, elle devait l’avouer, la faisaient souvent rêver. Bien qu’elles aient des tenues similaires, les femmes de ce corps d’élite étaient beaucoup moins impressionnantes.

Devant elle, la jeune Hakenne aperçut une forme sombre qui dominait les hautes herbes. En approchant, elle vit qu’il s’agissait d’une grande structure en pierre. Derrière et un peu à côté, elle aperçut trois casemates aux toits d’ardoise en bardeaux.

La gorge nouée, Beata comprit que la « structure » était une Dominie Dirtch.

Ces armes terrifiantes restaient l’unique création hakenne que les Anderiens continuaient à utiliser. Lors des séances de repentance, la jeune fille avait appris que des multitudes d’Anderiens avaient été réduits en bouillie par ces abominations. Celle-là semblait très vieille – exactement ce qu’elle était –, et sa surface, au fil des siècles, avait été polie par les intempéries et les soins minutieux des soldats chargés de s’en occuper.

Sous le règne des Anderiens, les Dominie Dirtch ne servaient plus qu’à préserver la paix !

Le capitaine Tolbert fit signe à la section de s’arrêter à côté des casemates. De là, Beata vit que plusieurs sentinelles étaient postées sur le socle de pierre de la terrible Dominie Dirtch en forme de cloche.

Il y avait aussi des hommes dans les casemates. Cette section était en poste depuis des mois, et celle de Beata venait la relever.

— Voilà vos quartiers, déclara le capitaine Tolbert. Une casemate pour les hommes et une autre pour les femmes. Je compte sur vous pour qu’il n’y ait pas de mélange, sergent Beata. La troisième vous servira de cantine, de salle de réunion, et de tout ce que vous voudrez d’autre. Le bâtiment carré, là-bas, est un entrepôt.

Tolbert leur fit signe de se remettre en marche. Toujours en colonne par deux, ils dépassèrent la Dominie Dirtch sous le regard curieux des trois femmes et de l’homme perchés sur le socle.

Un peu devant la cloche de pierre, le capitaine s’arrêta et ordonna à la section de se déployer derrière lui.

— Voilà la frontière d’Anderith, soldats. (Tolbert désigna une plaine verdoyante qui semblait n’avoir pas de limite.) Au-delà, c’est le Pays Sauvage. On y trouve des royaumes dont les peuples ont parfois l’intention de nous voler nos terres. Et vous êtes là pour les en empêcher.

Beata rayonna de fierté. On l’avait choisie pour défendre Anderith. Enfin, elle agissait pour le bien commun !

— Pendant deux jours, la section que vous relevez et moi vous expliquerons tout ce qu’il faut savoir sur les Dominie Dirtch et la surveillance d’une frontière.

Le capitaine passa la section en revue puis s’arrêta devant Beata, la regarda dans les yeux et lui sourit, visiblement fier d’elle.

— Ensuite, vous serez sous les ordres du sergent Beata, dont vous connaissez tous les compétences. Obéissez-lui aveuglément et, si elle n’est pas disponible, remettez-vous-en au caporal Marie Fauvel. (Il désigna les casemates, derrière la section.) Le chef des hommes que je ramène à la citadelle me fera un rapport détaillé. S’il a eu à souffrir d’insubordination, je châtierai durement les coupables. Soldats, gardez cela à l’esprit ! Et n’oubliez pas non plus que le sergent Beata doit se montrer à la hauteur de sa tâche. Si elle échoue, je compte sur vous pour me le dire quand vous retournerez à l’arrière.

» Des chariots vous ravitailleront toutes les deux semaines. Prenez soin de vos provisions, et économisez-les.

» Votre mission essentielle est de prendre soin de cette Dominie Dirtch. En cela, vous êtes les fiers défenseurs de notre grand pays. Quand vous serez en poste sur le socle, vous apercevrez les deux autres Dominie Dirtch de ce secteur, sur votre droite et sur votre gauche. Il y en a tout au long de la frontière. Les sections ne sont pas toutes relevées en même temps, donc vous trouverez des soldats aguerris sur les deux autres positions de ce secteur.

» Sergent Beata, après notre départ, vous devrez vous assurer que vos soldats montent la garde à côté de la Dominie Dirtch, et vous irez rencontrer les deux autres sections, pour mettre au point avec elles une étroite collaboration.

— À vos ordres, capitaine ! cria Beata, au garde-à-vous.

— Soldats, je suis fier de vous. Vous êtes de solides militaires anderiens, et je sais que vous ne me décevrez pas.

Beata pensa à l’arme terrible qui se dressait dans son dos. Et maintenant, elle allait en avoir la responsabilité, pour le bien de son pays.

La gorge nouée, elle comprit qu’elle était enfin lavée de sa souillure originelle. Son rêve se réalisait, et il se révélait aussi merveilleux qu’elle l’avait toujours imaginé.

L'Ame du feu - Tome 5
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